Thuan Littérature

CHINATOWN

Le métro s’arrête : colis suspect.

Pour la narratrice, une Vietnamienne qui vit à Belleville, le temps s’arrête aussi. Son fils s’endort sur son épaule tandis que commence un long monologue intérieur qui ne s’interrompt qu’au départ de la rame, à la dernière ligne du livre. De la vie étriquée de Hanoi postcommuniste à la banlieue parisienne où elle enseigne l’anglais, en passant par cinq années d’études à Leningrad, elle tente de comprendre ce qu’elle a subi plus que vécu : sa passion pour Thuy, un Chinois de Hanoi qu’elle n’a pas revu depuis onze ans et qui vit à Cholon, le Chinatown de Saigon. Si l’écriture – le lecteur découvre des extraits de son roman intitulé I’m yellow, traversé par un train mystérieux, écho du métro – lui permet de vivre l’éloignement, l’enfant qu’elle a eu avec Thuy lui sert de lien entre le passé et l’avenir.

Les phrases qu’elle martèle sont autant de tentatives désespérées, où se mêlent autodérision et humour, pour fixer ce monologue qui lui échappe, pour exorciser cette passion qui la hante.

Thuân, après des études à Moscou, s’est installée à Paris qu’elle quitte parfois pour Hanoi, New York ou Berlin. Chinatown est son deuxième roman. Elle a reçu en 2008 le prix de l’Union des écrivains, la plus haute distinction de la littérature vietnamienne.

(4ème de couverture)

Roman traduit du vietnamien par Doan Cam Thi, éditions du Seuil, Paris, 2009.

Quelques articles:

Jean-Claude POMONTI, Les parias du Vietnam, Le Monde Diplomatique.

Jean-Marie DINH, L’écriture novatrice et rebelle de l’exil, La Marseillaise

Doan Cam Thi, Thuan ou le roman comme recherche, Irasia

Julie Thi Underhill, Like the fading of a dream, Thuan’s « Chinatown », Dia Critics.

Extrait:

Ma montre indique dix heures. Vinh mon fils se redresse puis déclare qu’il en a plein le dos. Nous sommes dans le métro. Il dormait la tête contre mon épaule. Arrivé dans une petite station, le métro s’arrête. Un quart d’heure plus tard, il est toujours immobile. Un bagage abandonné vient d’être découvert. Le choix d’une cible aussi médiocre que celle-ci pour un attentat doit masquer un objectif dangereux. Je me demande s’il vaut mieux attendre pour en savoir plus ou sortir prendre un bus. Vinh se rendort la tête contre mon épaule. À douze ans, il est aussi grand que Thuy quand celui-ci en avait seize. Il déjeune à la cantine. Une assiette de purée de pomme de terre. Un steak. Deux tranches de jambon. Deux morceaux de fromage. Yaourt. Glace. Gâteau. Thuy déjeunait chez lui. Dès son retour de l’école, il faisait la cuisine pour ses deux jeunes sœurs et lui. Deux portions de riz, une poignée de liserons d’eau, six crevettes. Vinh est aussi grand que Thuy quand celui-ci avait seize ans. Comme Thuy, il a des cheveux courts. Comme Thuy, il a les yeux bridés. Ses camarades l’appellent le Chinois. Dans la rue, les gens l’appellent le Chinois. Dans le treizième arrondissement, on lui parle cantonnais. À l’école, on appelait Thuy le Chintoc. Le compatriote de Deng Xiaoping. Le larbin de Pékin. Ses voisins n’avaient de cesse de lui demander quand il rentrerait dans son pays, si ses parents avaient vendu leurs meubles. Le proviseur de son lycée avait été convoqué par la police du quartier. L’élève Âu Phuong Thuy doit être surveillé de très près. Sa famille a exprimé le vœu de rester au Vietnam, mais les autorités étudient la question. Il faut l’observer avec attention. Dès son retour du commissariat, le proviseur a réuni tous ses collègues. À l’issue de la réunion, la prof. principale a fait venir les représentants de la Jeunesse communiste dans la classe. Le lendemain, ses camarades disaient entre eux que Thuy avait des problèmes. Le jour suivant, la rumeur voulait que la famille de Thuy fût étroitement surveillée. Elle avait reçu des messages secrets de Pékin. Depuis, plus personne de sa classe ne le fréquentait. Plus aucun professeur ne l’appelait au tableau. À sa vue, on se taisait et on regardait ailleurs. Il n’avait pas droit à l’entraînement militaire. Il était dispensé de la rédaction des lettres d’encouragement aux soldats en poste dans l’archipel des Paracels. En terminale, même les élèves les plus indisciplinés ont été élus membres de la Jeunesse communiste. Mais pas Thuy. Nul ne parlait de lui. Tous feignaient de l’ignorer. Tous faisaient comme s’il n’existait pas. À seize ans, il était aussi grand que Vinh qui aujourd’hui en a douze. Ses cheveux étaient courts, ses yeux bridés. Dans le car, il dormait la tête contre mon épaule. Il me racontait qu’il était né à Yên Khê. La même année que moi, mais trois mois et deux jours plus tôt. Le lendemain, les camarades de classe disaient que j’étais amoureuse de lui. Le jour suivant, les élèves du lycée disaient que j’avais été ensorcelée par le larbin de Pékin. Le proviseur a invité mes parents à venir le voir. La prof. principale m’a convoquée. Puis les profs de math, de littérature, d’anglais et enfin le responsable de la Jeunesse, chacun pour un entretien particulier. Tu dois te concentrer pour rester la première de la classe lors des examens de fin d’année. Tu dois te concentrer pour obtenir les meilleurs résultats au baccalauréat. Tu dois te concentrer pour défendre l’honneur de notre établissement au concours d’entrée à l’université. Les uns voulaient m’intimider en parlant de devoir, les autres d’examens et de concours. Mais personne ne parlait de Thuy. Tous feignaient de l’ignorer. Mes parents faisaient aussi comme s’il n’existait pas, cela pendant mes trois années de lycée puis au cours de mon séjour en Union soviétique. Mon père me poussait à travailler pour obtenir en cinq ans le diplôme couleur rouge des Soviétiques. Ma mère déclarait qu’avec un titre pareil, je ferais ce que je voudrais. Ils espéraient que j’oublierais Thuy. Depuis vingt-trois ans, ils l’espèrent. Vinh se redresse de nouveau. Je me demande toujours s’il vaut mieux attendre ou sortir chercher un bus. Les trois autres voyageurs du wagon grognent. Quel que soit le problème, il faut tenir les gens informés ! Trois heures par jour dans les transports en commun, quelle vie de chien ! Je me retourne et leur dis que moi aussi je voyage trois heures par jour dans les transports en commun. Personne ne réagit. J’ajoute que lui aussi, il passe trois heures dans les transports en commun. Mes trois voisins restent muets. Je dis que son nom est très long, qu’il est difficile à mémoriser même si je l’épelle. Puis cela ne sert à rien. Il suffit de l’appeler le Français. Le Français me téléphone chaque jour de son bureau, un quart d’heure au milieu de la journée pendant que je mâche mon sandwich dans la salle des profs. Mon médecin a décrété que j’étais stressée à cause des transports en commun. Trois heures par jour. Le Tiers-monde ignore le stress. Ses habitants contractent nombre de maladies graves, pas le stress. Le Vietnam fait partie du Tiers-monde, mais sa flore est variée, ses forêts sont d’or et ses mers d’argent. Il possède la baie d’Ha Long – merveille du Monde –, Saigon – perle de l’Extrême-Orient –, ainsi que Marguerite Duras – prix Goncourt. Le Tiers-monde ignore le stress. Seul le Vietnam peut le soigner. Il y est allé douze fois : onze voyages du Nord au Sud sur une moto soviétique. Il était un tây-ba-lô, routard occidental. À son retour à Charles de Gaulle, il était vêtu d’un short et d’un tee-shirt – c’est tout ce qui lui restait. Ses cheveux touchaient ses épaules. Son corps était couvert de piqûres de moustiques. Dans le métro parisien, les passagers le regardaient d’un œil méfiant. Au Vietnam, les employés des hôtels l’observaient en secouant la tête. Tu es un vrai masochiste, je lui ai dit. Crois-tu que tu ne l’es pas ? Il me bombarde souvent de questions. Te souviens-tu du jus de citron que pressait ta mère ? Ton père monte-t-il toujours les vélos jusqu’à leur appartement ? Vinh a-t-il encore mal à la gorge ? Hier Paul a transmis ses microbes à Arthur. Tes collègues ont-ils trouvé quelque chose d’original pour le réveillon ? Avec les miens, nous irons au restaurant. Au Cyclo. Cette fois, on m’a laissé décider. C’était mon tour. Je choisirai du pigeon laqué comme Vinh. Si la petite Yamina redouble, se trouvera-t-elle l’an prochain avec son frère Yasin, dans la même classe ? Comment va Mademoiselle Feng Xiao ? Rentrera-t-elle dans son pays assister à la cérémonie d’inhumation de Deng Xiaoping ? Il me bombarde de questions, mais jamais sur Thuy. Jamais…

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