Thuan Littérature

T. A DISPARU

T. une jeune vietnamienne vivant à Paris, vient de disparaître emportant avec elle non seulement son corps, mais aussi toutes ses traces, y compris ses photos et son nom. Dans la pensée de son mari, le narrateur de l’intrigue, ses souvenirs à elle ne tiennent jamais trois lignes, au point que le lecteur doute de son existence. Qui est T.?

T. a disparu ressemble à un roman à suspense dont l’atmosphère policière est source de divertissement. Mais très vite, l’on s’aperçoit que celle-ci ne va pas sans drame. Face à l’énigme de la disparition de sa femme, il mène l’enquête, pour essayer de comprendre le motif de ce départ certes, mais davantage pour tuer l’ennui. Du moins, c’est son aveu.

T. a disparu, roman traduit du vietnamien par Doan Cam Thi, éditions Riveneuve, Paris, 2012

 

 

 
Extrait:

T. a disparu. Après avoir attendu quarante-huit heures comme l’exige le code pénal, la police a envoyé l’avis de recherche sur l’ensemble du territoire national. Juste avant cela, pendant la soirée, j’ai dû passer deux interrogatoires, l’un à 18h avec l’adjoint du commissaire de police du quartier, l’autre, une heure et demi plus tard, avec le commissaire lui-même. Comme je me suis montré calme et patient, et que mes réponses avaient l’air cohérent, on m’a promis de me laisser tranquille par la suite. Pourquoi en aurait-il été autrement, puisque tous les deux m’ont posé des questions assez simples auxquelles j’ai donné des réponses claires, honnêtes et évidemment, identiques. Ils ont semblé croire à ce que j’avais raconté. À aucun moment ils n’ont essayé de me cuisiner ou de me piéger. Dans l’ensemble, ils avaient une attitude très polie, voire élégante, dont témoigne le fait qu’ils m’ont convoqué à des moments qui ne risquaient pas de perturber mon travail au bureau, tout comme le fait qu’ils m’ont apporté eux-mêmes un café bien chaud (sans oublier le sucrier) qu’ils avaient préparé dans le coin de cuisine réservé aux employés du commissariat. Leurs rapports sur mes déclarations ont noté exactement les mêmes contenus, à la virgule près, au point que j’avais l’impression de les connaître par cœur et que je peux maintenant les répéter sans difficulté. Les voici :

T. quitte en général son bureau à 17h15 pour aller chercher notre fille Hannah à 18h moins 5 à la maternelle car celle-ci ferme à 18h selon le règlement lu par le directeur lors de la première réunion des parents d’élèves. Avant hier, vers 19h, j’étais encore au bureau quand au téléphone, un policier m’a dit de venir immédiatement au commissariat où Hannah m’attendait depuis une heure, car personne n’est allé la chercher à la sortie de l’école. À mon arrivée, une policière l’avait fait dîner. J’ai montré ma carte d’identité puis signé un papier, avant de repartir avec elle. Nous sommes rentrés à la maison vers 20h30 toujours sans aucune nouvelle de T. Avant d’aller me coucher, j’ai téléphoné au commissariat pour signaler la disparition de T. Le lendemain matin, je suis arrivé au bureau avec un quart d’heure de retard après avoir conduit Hannah à la maternelle, et l’après-midi j’ai demandé l’autorisation de partir une heure plus tôt. Dans la journée, j’ai profité d’un moment de liberté pour appeler le bureau de T. Le gardien et deux de ses collègues m’ont affirmé l’avoir vue partir la veille à 17h10. T n’a en France ni parent ni ami proche. La seule personne qu’elle voyait de temps à autre était Xuân, une femme qui avait suivi avec elle, au début de leur arrivée à Paris, un cours de français dispensé par une association catholique. J’ai trouvé dans l’annuaire le numéro de Xuân, laquelle m’a répondu, pressée pour aller au travail, qu’elle n’avait pas reçu d’appel de T. depuis six mois.

Il est peu probable que T. soit partie à Saigon voir sa famille. Elle m’aurait tenu au courant d’un aussi grand voyage. J’ai également appelé la banque et appris que depuis le dernier prélèvement mensuel sur notre plan d’épargne de logement, notre compte conjoint n’avait été débité d’aucune dépense importante. Notre conseiller m’a gentiment envoyé par fax le relevé de trois dernières semaines. Après un examen minutieux, je n’y ai rien trouvé de particulier : il n’y avait que des sommes inférieures à 100 euros destinées en général aux courses et dépenses domestiques.

Je ne parle à personne de la disparition de T. Comme elle, je n’ai pas de famille proche. Née apparemment d’une union illégitime entre un riche commerçant et une femme entretenue, ma mère avait passé son enfance dans un orphelinat près de Hanoï. J’ignore ce qu’elle avait fait pour gagner sa vie une fois sortie de cet établissement et comment elle était allée jusqu’à Saigon où elle avait rencontré ensuite mon père – celui-ci l’épouserait puis l’emmènerait en France quelques années après la chute de Dien Bien Phu. Du côté de mon père, ce n’est pas une tribu non plus : de tout son cousinage éparpillé dans des départements du Nord, j’avais, par hasard, fait la connaissance d’une seule cousine croisée une ou deux fois depuis (elle habitait non loin de mon quartier, je crois). Ma mère est décédée d’un infarctus lorsque j’étais encore au lycée. Peu de temps après, mon père est sorti avec une femme apparemment très jeune, à peine plus âgée que moi, puis il a changé sans arrêt de maîtresse. Pourtant, je ne les ai jamais croisée (je n’avais aucune intention de le faire).  Complètement indifférent à l’égard de la vie intime de mon père, je n’avais pas de préjugé sur le libertinage des hommes. De toute façon, ma mère était morte et mon père était donc libre de faire ce qu’il voulait. Comme il a subvenu à ma vie matérielle, je n’avais rien à lui reprocher. Quoique nous partagions le même appartement familial, il m’est  rarement arrivé de le voir. Il rentrait en général très tard et découchait souvent. Cinq ans plus tard, après mon départ pour Paris, sans doute trop fatigué par ces relations ou pour une autre  raison que j’ignore, il s’est remarié avec une femme que jusqu’aujourd’hui je n’ai jamais croisée. A la naissance de leur  premier enfant, ils ont déménagé dans une petite ville du Sud.

Ils ne sont pas venus à mon mariage. En réalité, nous n’avons pas fait de fête ni envoyé de faire-part. La cérémonie à la mairie terminée, nous sommes allés avec les deux témoins dans un restaurant proche où j’avais réservé une table pour quatre. Après la naissance d’Hannah, j’ai envoyé une photo d’elle à mon père (pour être sincère, je n’avais pas pensé à le faire mais un jour, tombé sur ma cousine dans un supermarché près de chez moi, j’ai pris conscience que je n’en avais aucune  quand elle m’a demandé de ses nouvelles,  – cela m’a un peu gêné). Immédiatement, j’ai reçu la réponse de mon père. C’était la première fois que je l’ai senti ému. Dans une lettre manuscrite, sur presque toute une page de format A4, il a parlé de sa vie dans cette ville du Sud, de son travail comme administrateur d’une usine de fabrication des pièces d’automobiles, sans manifester ni de satisfaction ni de mécontentement. À la fin, il nous a remerciés de l’avoir rendu grand-père. Il a offert à Hannah (qu’il appelait « ma toute petite-fille chérie ») un album de timbres de papillons tropicaux aux couleurs magnifiques, sur la dernière page duquel il a écrit qu’il espérait que plus tard, la petite compléterait la collection. Cette page, Hannah l’a déchirée puis égarée quelque part, mais l’album est toujours sur une étagère de sa chambre, même si elle le regarde de moins de moins.

J’ai oublié de préciser que mon père avait joint dans sa lettre une photo de sa propre famille. Sur la photo, il n’avait pas beaucoup changé –  pas de cheveux blancs ni de rides au visage. Sa femme, assez forte, n’était ni douce ni sévère. Au milieu se trouvait un garçon d’une dizaine d’années. C’est seulement à ce moment-là que j’ai appris qu’ils avaient un fils. C’est aussi la seule fois où j’ai vu, tout au moins sur cette photo, mes « proches » – ma belle-mère et mon demi-frère. Puis je n’ai plus reçu aucune nouvelle d’eux pendant cinq ans. Je suis sûr de la date car c’était peu de temps après la naissance de Hannah. 

Au terme des deux entretiens, le commissaire et son adjoint m’ont dit qu’ils ne me convoqueraient plus. Ils m’ont donné chacun leur carte de visite avec leurs numéros de portable avant de me serrer la main : « Si vous avez des nouvelles ou si vous vous souvenez de quelque chose, contactez-nous toute de suite, même à des heures tardives », m’ont-ils dit. « À quelle heure au plus tard ? », ai-je demandé d’un air naturel. « Minuit ! Si je ne suis pas là, laissez-moi un message », m’a répondu le commissaire. Son adjoint, après quelque hésitation, a ajouté : « Ceci dit, vous n’aurez aucune nouvelle. C’est un cas apparemment complexe ! » avant de me taper à l’épaule : « Ainsi va la vie. Pas la peine d’être triste ! ».

Aujourd’hui, deux jours après l’événement,  j’ai reçu au bureau l’appel d’un inconnu. Il se nomme Delon, capitaine de la police et chargé par le service des affaires civiles de suivre l’enquête sur l’ensemble du territoire français. Il répète encore son nom…

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